Nathalie Palayret
Dans la bibliothèque de la Bibliothérapeute : "Mon frère" de Jamaica Kincaid
Dernière mise à jour : 12 mai 2020

Très jeune, Jamaica Kincaid a quitté l'île Antigua aux Antilles et a ainsi échappé à l’emprise de sa mère :
“Elle n’avait pas d’amitié pour moi, je n’avais pas d’amitié pour elle, je crois qu’elle voulait ma mort, mais pas dans les faits ; je crois que je voulais sa mort, mais pas en réalité “.
Devenue mère à son tour, elle vit dans le Vermont aux États-Unis quand elle apprend que le plus jeune de ses frères est très malade. À son départ d’Antigua, ce n'était encore qu’un petit garçon de trois ans, il a aujourd'hui une trentaine d'années :
“Quand j’ai revu mon frère après très longtemps, il était couché dans un lit du Holberton Hospital, dans la salle Gwyneth O’Reilly, et on le disait mourant du sida”.
Ces retrouvailles sont pour l’auteur l’occasion de s’interroger sur ce qu’elle sait où ignore de ceux qui ont été sa famille, ou tout du moins, les gens en compagnie desquels elle a passé les premières années de sa vie :
“Je ne savais pas comment mon frère avait contracté le virus VIH. J’aurais aimé le savoir parce que cela m’aurait dit quelque chose de lui”.
Ce travail de reconstruction des relations ne peut se faire uniquement par le souvenir d’anecdotes ou de moments partagés dans l’enfance. Il passe nécessairement par le travail d'écriture :
“Quand j'étais jeune, plus jeune que je ne le suis maintenant, j’ai commencé à écrire au sujet de ma propre vie et j’en suis venue à voir que cet acte m’avait sauvé la vie. Quand j’ai appris que mon frère était malade et qu’il allait mourir, j’ai su, instinctivement, que pour le comprendre, ou pour tenter de comprendre sa mort, et pour ne pas mourir avec lui, j'écrirais à ce sujet”.
Jamaica Kincaid revisite sa famille comme elle revisite son île natale. Elle l’explore à la manière d’un touriste ou d’un anthropologue, avec distance mais sans détachement.
“Je sais maintenant que je pensais à eux comme s’ils étaient d’ailleurs, en un lieu où j’avais cessé d’aller, ou n'étais jamais allée et n’irais jamais, car ils étaient là et j'étais ici et avais choisi d'être ici”.
Il n’y a pas de place pour la nostalgie. Pas de regrets pour une terre qui n’est plus la sienne, un peuple qu’elle a quitté pour se bâtir une vie, ailleurs, sur un autre continent. Et surtout, se créer une famille, une vraie famille, où une mère aime et protège ses enfants. Cet amour maternel, ses frères, restés près de leur mère même à l'âge adulte, ne l’auront jamais connu :
“Ma mère adore ses enfants, je veux le dire, à sa manière, et cela est très vrai, elle nous aime à sa manière”.
Cette adoration, cette façon d’aimer à sa manière, c’est de la dévoration, de l'étouffement :
“Après avoir été renvoyé de l'hôpital, mon frère retourna dans la maison de ma mère pour dormir dans son lit avec elle. Il n’avait nulle part où aller, pas même un lit à lui. “
Si Jamaica a le sentiment qu’elle-même n’a pu se construire qu’en s'éloignant, elle s’interroge sur ce qui restera de son frère qu’elle s'apprête à voir mourir :
“Qui est-il ? ne cessai-je de me demander. Qui est-il ? Quel sentiment a-t-il de lui-même, que peut-il bien vouloir ?”
Les questions que posent ce texte autobiographique nous sont aussi adressées. L'écriture est tantôt virulente, tantôt colorée. Les phrases s'enchaînent en refrains et rengaines, en reprises volontairement dérangeantes.